L’«envie », c’est parfois ce qui manque à des êtres bousculés par l’existence et qui, sortis des rails qui nous guident plus ou moins dans notre vie sociale, se marginalisent. Le monde du travail ordinaire est évidemment beaucoup trop brutal pour donner une chance, à ceux qui ont été désarçonnés, de se remettre en selle. Pour tirer ces personnes de l’ornière, un nouveau concept d’entreprise est né dans les années 80 et leurs fondateurs espéraient sans doute qu’elles seraient éphémères. Qu’est-ce qu’une entreprise d’insertion? Comment cela fonctionne-t-il? Comment vit ce type d'entreprise? Comment se développe-telle? C’est ce que nous voulions savoir en rencontrant Richard Debauve, Président de la Fédération Envie...
Une carrière très « recyclage »...
C’est dans les années 80 que, dans le courant de hasards qui constitue une vie professionnelle, Richard Debauve croise le monde du recyclage. Du recyclage pur et dur, celui où l’on transforme chaque année des milliers de tonnes de déchets métalliques en matières premières pour la sidérurgie et la métallurgie.
C’est par une porte un peu dérobée qu’il pénètre dans ce monde au sérail duquel il n’appartient pas. Un Américain, inventeur génial puisqu’on lui doit la mise au point du concept de broyeur automobiles, a développé aux Etats-Unis une nouvelle trouvaille. Il s’agit d’une installation de flottation qui permet de séparer à l’aide de liqueurs denses les différents métaux non ferreux issus du broyage automobile, cuivre, aluminium, zamak, etc, avec un degré de pureté qui permet de les valoriser dans les meilleures conditions. La France comptant déjà à l’époque un parc de broyeur conséquent, il décide d’y mettre en route une de ses installations. C’est dans cette entreprise que Richard Debauve va fourbir ses premières armes comme directeur commercial. Ce n’est pas un métier facile tous les jours, mais les choses sont ainsi faites que dès que l’on a posé un pied en territoire du recyclage et pour peu qu’on soit armé d’un certain courage, on s’y immerge tout entier. C’est dans cette industrie que Richard Debauve conduira le reste de sa carrière. Dans les années 90, il intègre le Groupe Derichebourg où il devient Directeur du Développement et Responsable de la communication financière. Dans le cadre de ces fonctions, il établit un premier contact avec la fédération d’entreprises d’insertion ENVIE. Certaines entreprises appartenant au réseau fournissent des matières premières au Groupe. Richard Debauve estime que si les relations commerciales sont intéressantes, un groupe de la dimension auquel il appartient pourrait contribuer à compléter l’offre sociale d’Envie : il jette alors les bases d’un nouveau type de relation entre Derichebourg et ENVIE. Une convention commerciale associée à un volet social sera finalement signée entre les deux entités en 2009. Elle prévoit que le groupe aura la possibilité d’embaucher des personnes ayant transité par ENVIE.
Comme toutes les bonnes choses, une carrière professionnelle doit un jour arriver à son terme et dans le meilleur des cas, on fait valoir ses droits à la retraite. C’est ce que fait Richard Debauve en 2006. Bien qu’habitant à l’époque à proximité des bords de Marne, la pêche à la ligne, merci, très peu pour lui. Si la retraite permet à Richard Debauve de pratiquer avec une plus grande liberté son sport favori, le tennis, du côté du cerveau, c’est insuffisant. Alors il retourne du côté de la fédération ENVIE aux instances de laquelle, il propose ses services bénévoles.
Et il tombe à pic parce chez ENVIE, on sent bien que l’on a atteint un certain cap et qu’une réflexion sur le développement de la structure s’impose. Fort de son expérience professionnelle, Richard Debauve avance quelques propositions qui enthousiasment les responsables de la structure au point qu’à peine un an plus tard, on va lui proposer la Présidence de la Fédération. Un changement de présidence qui va ouvrir une rupture dans les perspectives d’Envie. Envie s’était positionné depuis sa création sur la réparation et la revente de matériel électro-ménager. Les perspectives d’Envie avaient évidemment évolué avec la mise en place des éco-organismes destinés à mettre en application de la Directive européenne DEEE (Déchets électriques et électroniques), directive qui prévoyait de destiner une part de ces déchets au réemploi.
Le nouveau Président d’Envie souhaite élargir le champ des compétences de la structure en proposant qu’elle exerce son savoir-faire sur la valorisation-matière. Pour vivre et se développer, la structure doit évoluer vers le secteur « marchand ». On devra, pour ce faire, développer de nouvelles compétences pour évoluer dans un secteur d’activité hautement compétitif mais promis à un grand développement et profiter de cette évolution pour mieux préparer les hommes et les femmes transitant par ENVIE à passer du monde de l’insertion à celui de l’entreprise.
Mais au fait, c’est quoi ENVIE ?
C’est vrai, on parle d’Envie depuis un moment, on se laisse emporter et on n’a pas pris le temps de dire avec précision de quoi, au juste, il s’agissait. Nul n’est mieux placé que Richard Debauve pour signer une présentation. Envie est une fédération d’entreprises d’insertion. Elle est née, il y a un peu moins de 30 ans à Strasbourg. A cette époque, quelques compagnons d’Emmaüs, la célèbre entreprise de solidarité fondée par l’Abbé Pierre, propose au Groupe de distribution Darty de récupérer du matériel issu de « sa célèbre politique de reprise » afin de le réparer et de le revendre auprès d’une population qui n’aura jamais les moyens, même en se ruinant auprès de certains organismes de crédit, d’accéder à du matériel neuf. L’idée se répand auprès d’autres entreprises qui n’ont pas nécessairement de liens avec le « modèle original » et progressivement une petite dizaine d’entreprises s’exercent à cette activité. Dix « groupés » étant plus représentatifs que dix « épars », une fédération est bientôt mise sur pied. Elle dispose des moyens suffisants pour créer une enseigne et consigne une chartre et un règlement intérieur. Cette fédération sera chargée dans un premier temps de la coordination entre les entreprises fondatrices et du travail de lobbying.
Cette amorce de réseau constitue un appel d’air auprès d’entreprises déjà existantes dans le même secteur d’activité et qui viendront renforcer le réseau. Aujourd’hui, celui-ci est composé de 52 entreprises dont la moitié est constitué par des associations qui se destinent à la réparation et la vente d’appareils électro-ménagers et l’autre qui rassemble des entreprises positionnés sur le secteur marchand à proprement parler du matériel électro-ménager. Le secteur marchand a réalisé un chiffre d’affaires de 6 000 000 € et emploie 1500 personnes. Le réseau emploie 300 encadrants et 400 bénévoles. Afin de rendre plus efficace le réseau, il a été, il y a deux ans, inscrit dans six régions qui sont représentées au Conseil d’Administration de la fédération et au bureau de la fédération. Le Conseil d’administration est seul habilité par vote à la majorité des 2/3 à prendre des décisions d’ordre stratégique, financier ou politique qui sont néanmoins évidemment débattues en région. La fédération constitue pour le Réseau un centre de ressources au plan de l’expertise technique et dans le domaine des finances, du social, de la communication et du développement.
Vous avez dit « insertion » ?
Envie est une fédération d’entreprises d’insertion. Quand on a dit cela, on a tout dit et finalement pas dit grand-chose. Qu’est-ce qui fait, dans le secteur de l’insertion, la spécificité d’ENVIE ? Vous vous posiez cette question : nous, nous l’avons posée à Richard Debauve. ENVIE prend en charge des personnes très éloignées de l’emploi. Ces personnes seront « abritées » par ENVIE pendant deux années. La première des missions d’ENVIE est de permettre aux personnes concernées de définir un projet qui leur appartienne. S’en suivra une phase de formation qui consiste évidemment à permettre aux personnes d’acquérir des éléments de technicité mais qui aura surtout pour fonction de leur redonner confiance en elles-mêmes. Le processus d’insertion s’effectue par l’économique et par le travail, le travail étant la condition de base pour s’insérer dans la vie de la société. Pendant de longues années, on a utilisé le vocable de « réinsertion », mais il faut savoir qu’aujourd’hui, précise Richard Debauve, 30 % des personnes qui transitent pas nos structures sont des jeunes qui n’ont jamais eu la moindre expérience professionnelle pour cause d’échec scolaire. Sans diplômes, sans qualification, ils errent de petits boulots en petits boulots jusqu’au moment où ils ont parfois la chance d’arriver à nos portes. Il est bien évident que cette population exige un encadrement spécifique et des moyens financiers croissants.
Des moyens financiers, justement parlons-en !
Les ressources financières d’ENVIE ? Ce sont à 75 % des ressources financières propres. Les 25 % restant proviennent d’ «aides aux postes» de l’Etat qui se montent à 9 682 € par an et par personne. Il est bien évident qu’en cette période de difficultés budgétaires et au moment où est en train d’être discutée la loi de Finances, les responsables de la fédération ont l’oreille tendue vers le Parlement. Depuis dix ans, le volume d’aides allouées par l’Etat est resté inchangé tout comme l’aide au poste, ce qui représente, souligne Richard Debauve un manque à gagner de 40 % par rapport à l’évolution du SMIC. 20 % des effectifs en insertion ne sont pas aidés par l’Etat. Néanmoins, ENVIE n’est pas tout à fait seul dans son combat. Elle reçoit en effet le soutien d’un certain nombre de partenaires parmi lesquels les Eco-organismes en charge des DEEE par le biais des marchés concédés sur appels d’offres. Elle reçoit également le soutien de grandes enseignes de la distribution et d’industriels impliqués dans la gestion des déchets et le recyclage comme Sita, Véolia ou le Groupe Derichebourg.
Insertion et recyclage n’ont pas toujours fait bon ménage
Si les choses sont en train de prendre une nouvelle tournure, les relations entre le monde du recyclage et celui de l’insertion n’ont pas toujours été au beau fixe. Pendant longtemps, le monde du recyclage a considéré que le monde de l’insertion constituait une source de concurrence déloyale au prétexte qu’il recevait des aides de l’Etat, sans vouloir prendre en considération que ces aides étaient insuffisantes pour couvrir les besoins spécifiques des entreprises d’insertion. La sous-productivité, la nécessité d’un encadrement plus important, l’encadrement social spécifique en termes de logements, de transport et de santé absorbaient plus que largement les aides apportées par l’Etat. Au fil des années, notamment depuis la mise en application de la Directive DEEE et à force de dialogue, les relations se sont assainies et le plus grand nombre des entrepreneurs du recyclage ont fini par convenir que les entreprises d’insertion avaient un rôle à jouer sur la grande scène du recyclage. L’amélioration de ces relations a été « institutionnalisée » en ce qui concerne ENVIE par l’adhésion de la structure à Federec, la fédération des industries du recyclage qui suite à une importante réforme de ces statuts a souhaité s’ouvrir à toutes les entreprises qui sont impliquées de près ou de loin dans ce secteur industriel. Richard Debauve nous confirme que des réflexions sont en cours en vue de l’adoption de positions communes tant vis-à-vis de l’Etat que face aux grands opérateurs du marché du recyclage.
Derrière cette adhésion à la fédération des entreprises du recyclage, ENVIE souhaite tout simplement se retrouver sur un terrain d’égalité avec les entreprises du secteur. Il n’est pas question pour Richard Debauve de confiner les entreprises de la Fédération dans une sorte de marginalité et notamment sur le plan réglementaire. Toutes les entreprises d’ENVIE sont des ICPE disposant des autorisations légales d’exploitation et qu’elles intègrent progressivement les exigences du WEEELABEX, cet ensemble de règles édictées par les éco-organismes DEEE et destinées à être appliquées par l’ensemble des prestataires intervenant dans la filière de recyclage des DEEE. La marginalité, notamment sur le plan réglementaire, ne pourrait, estime Richard Debauve, n’avoir pour conséquence que la disparition des entreprises d’insertion. Ces entreprises, en dépit de leur mission sociale, ne sauraient prétendre à la pérennité en étant moribondes au plan économique et hors la loi au plan réglementaire.
L’ambition de Richard Debauve vise à faire des entreprises d’insertion qui sont la coupe d’ENVIE des entreprises comme les autres. Le renforcement des réglementations notamment en matière de recyclage a contribué à l’émergence d’une complémentarité entre les entreprises du secteur marchand et les entreprises d’insertion. Il convient d’aller jusqu’au bout de cette complémentarité en mettant en place tous les moyens nécessaires pour que les entreprises d’insertion ne disposent pas, notamment en ce qui concerne les obligations environnementales, d’un statut spécifique. Il en est de même sur le plan de l’évolution technologique. Les entreprises de recyclage ont accompli de grands pas au cours de ces dernières années vers plus de mécanisation. Il faudra qu’il en soit de même pour les entreprises d’insertion. La seule distinction entre les entreprises du secteur marchand et les entreprises d’insertion devra tenir à la mission sociale financée par l’Etat que le marché ne permet pas de financer.
Vers de nouveaux horizons
Pour l’instant, le cœur de métier d’ENVIE consiste à favoriser le réemploi à 100 % de DEEE. Et bien entendu, le projet immédiat de développement réside dans l’augmentation du nombre d’entreprises et surtout du nombre d’emplois offerts par ces entreprises du cœur de métier. La preuve en est qu’un nouveau magasin ENVIE sera prochainement inaugurer à Trappes dans la grande banlieue parisienne. Pour affronter l’avenir, néanmoins, dans ces temps plus qu’incertains au plan économique et social, la question se pose pour les responsables d’ENVIE de savoir si cette seule fonction suffira à assurer la continuité de la mission. Une réflexion est donc conduite sur divers projets de diversification.
La publication au début de l’année 2012 du « décret relatif à la gestion des déchets d’éléments d’ameublement » pourrait ouvrir à ENVIE de nouvelles perspectives. L’expérience de la structure en matière de logistique, manutention, tri, massification, pourrait s’appliquer à cette nouvelle problématique de gestion des DEA. C’est également en faisant valoir ce savoir-faire sur ces différents créneaux que Richard Debauve pense pouvoir se rapprocher de collectivités locales qui souhaiteraient affiner l’efficacité de leurs prestations dans divers domaines. La gestion des espaces verts, la réhabilitation de matériel agricole, la logistique sont également des pistes qui sont en cours d’exploration. Une idée force guide néanmoins les réflexions au chapitre des diversifications. Pas question, estime Richard Debauve, que les entrepreneurs sociaux créent des emplois en en détruisant d’autres. Aussi, quand on explore un nouveau territoire, on réfléchit à la manière dont l’entreprise d’insertion pourrait trouver sa place et s’il existe avec le secteur considéré de bonnes opportunités de partenariats.
ENVIE : pour bien en sortir...
Quoique convenablement affairé par l’ensemble de ces considérations politico-économiques et de développement, Richard Debauve n’en oublie pas pour autant que la mission principale d’ENVIE est avant tout sociale et se résume d’une façon lapidaire par « l’insertion par le travail ».
La question de la qualité des formations octroyées est donc fondamentale. Redonner confiance, construire un projet de réinsertion, élaborer un programme de formation spécifique prenant en compte les qualités et les faiblesses de chaque individu ne vise qu’à une seule chose : permettre à ceux qui transitent par l’organisation d’en bien sortir.
Il ne s’agit pas seulement de permettre aux personnes qui intègre la structure de bien vivre en son sein, il s’agit avant tout de les préparer à vivre à l’extérieur de celle-ci. C’est en leur octroyant des formations pérennes qui leur permettent de maîtriser les bases de vrais métiers qu’ENVIE pense conduire à bien sa mission. On dispense donc au sein d’ENVIE de vraies formations d’électriciens, d’électroniciens, on les forme à la conduite d’engins en les préparant au CACES ou bien encore on les met en conditions pour se présenter à la conduite de poids lourds. ENVIE forme également les vendeurs qui seront chargés d’exercer dans les boutiques du réseau.
Enfin, 10 à 12 % des personnes souhaitent s’inscrire dans l’encadrement de l’entreprise d’insertion. Pour une partie de plus en plus importante des personnes qui transitent par la structure, il faut également combattre l’illettrisme. Malgré tous ces efforts, on ne peut prétendre à garantir un emploi à la sortie en moins de deux ans. Le critère de réussite d’ENVIE est simple. Il est mesuré par le nombre de personnes qui décrochent un CDI à l’issue de leur passage. Le taux de réussite mesuré à l’aune de ce critère est de 55 % après une formation longue durée. Deux années, c’est évidemment très court pour certaines personnes mais au-delà de ce temps, l’Etat cesse d’apporter son soutien à la formation. Des négociations permanentes avec les Pouvoirs Publics tentent d’aboutir à une prolongation de l’aide, mais par les temps qui courent…